Acousmatique ou Musique Concrète ? – Phonurgia Nova
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Acousmatique ou Musique Concrète ?

Acousmatique ou Musique Concrète ?

” Acousmatique ” ? C’est à l’écrivain Jérôme Peignot que l’on doit la résurrection de ce terme grec oublié depuis 26 siècles, lorsqu’il s’avisa au tournant des années 60, que la dissociation de l’image et du son  était le propre de cette musique nouvelle que Schaeffer proposait, expérimentait et théorisait déjà  sous le terme de “musique concrète”.  Le mot apparaît en effet pour la première fois sous la plume de Pythagore au 6ème siècle avant JC. Fin helléniste, poète, écrivain, typographe et pamphlétaire, il l’avait croisé au cours de ses lectures et eut l’idée de le proposer à Pierre Schaeffer comme substitut au terme (potentiellement) problématique de “musique concrète” dont l’usage avait pour principal défaut – outre son intraduisibilité (concret en anglais signifie “béton”) – de figer une opposition avec les musiques contemporaines d’essence plus abstraite, usant de l’orchestre, des traitements électroniques ou plus tard informatique. En réalité, acousmatique désigne tout dispositif de communication sonore en aveugle, comme la radio, le téléphone. Dispositif dont le philosophe et mathématicien grec, le premier, expérimenta la puissance : il avait pour habitude de délivrer son enseignement dissimulé derrière une tenture afin d’inciter ses auditeurs à se focaliser sur son seul discours. Occulter le visible, pour mieux faire naître l’écoute ? C’était déjà l’idée au 6ème siècle avant JC dans ce sud extrême de l’Italie où il enseignait. Gageons que le maître du logos, s’il en avait eu la possibilité technique, eût opté pour la transmission radio, confiant aux ondes invisibles sa parole sans visage. Historiquement, la musique acousmatique est littéralement enfant de cette radio qui fonde son dispositif sur une occultation du visible (la radio comme moyen de proposer “des films et des voix sans images”). Son recours aux possibilités narratives du sonore seul, se démarque fondamentalement du théâtre ou du cinéma, lesquels tout en mettant en jeu voix, ambiances et effets sonores, ne renoncent que rarement au synchronisme image/son qui  ancre la perception naturelle du spectateur. Radiophonie, téléphonie, disque, podcast et tous les supports numériques qui découlant de la coupure de l’image et du son, relèvent de l’art acousmatique qui est cependant rarement pensé comme un domaine à part entière,  offrant un continuum d’expressions. Ce réglage asymétrique de l’ordre perceptif est pourtant une grande novation : celle qui permet au sonore de s’autonomiser, en confrontant tout auditeur à l’appel de son imaginaire sonore. Bien que certaines situations ordinaires produisent naturellement un effet acousmatique – tel pas s’avançant dans le couloir m’apprend l’identité de la personne qui approche ; cette masse sonore rythmée qui déchire la nuit me livre la puissance onirique d’un train que je ne vois pas mais dont je reçois les sollicitations – l’acousmatique est ordinairement associée à l’usage du haut-parleur, qui décale la perception des phénomène sonores, en procédant à une invisibilisation du geste producteur du son, pour  faire entrer l’auditeur dans une autre relation à ce qu’il entend. D’où vient alors que ce domaine soit lui-même invisibilisé ? Sans doute au fait qu’en dehors des musiciens concrets, peu nombreuses sont les communautés artistiques qui l’ont revendiqué comme un instrument de création. Si le mot “cinéma” a très tôt désigné sans ambiguïté une pratique visuelle puis audio-visuelle fondée sur l’enregistrement simultané de l’image et du son en mouvement, il a manqué un terme équivalent, simple et facile à mémoriser comme “Acousma” pour désigner ce nouvel espace d’expression autonome. Pierre Schaeffer, dans son essai sur les arts-relais de 1942, proposa ” Dynéma” mais sans insister. Mais plus encore que le mot manquant, c’est la pratique sociale banalisée d’un cinéma pour l’oreille qui a longtemps fait défaut. Si le cinéma a su s’imposer comme pratique sociale collective, l’écoute du disque ou de la radio est restée confinée à l’espace domestique.  L’usage commun de ces supports sonores fut longtemps limité à la transmission de langages pré-existants comme la musique ou l’information parlée. Si la radio a permis l’éclosion d’écritures originales basées sur un récit purement sonore (dramatiques, documentaires, jeux d’écoute divers), ces expressions nouvelles se sont imposées en marge d’un usage restrictif dominant de l’outil radio comme instrument de communication. De fait, la naissance d’un art radiophonique est relativement tardive. En 1938, Cocteau déplorait que la radio n’ait pas su saisir sa chance de devenir autre chose qu’un simple “daguerréotype pour l’oreille”. Aujourd’hui encore, sa reconnaissance comme lieu d’éclosion de formes artistiques nouvelles reste fragile. Cette dimension est à peine envisagée par le ministère de la Culture qui n’a toujours pas développé de politique de soutien à son égard, même sous l’effet de la vague du podcast qui a pourtant démultiplié l’intérêt du public pour les formes sonores et parlées renouvelées. Par ailleurs, peu d’espaces collectifs de diffusion sont proposées au public :  il faut attendre 2007, pour qu’un  musée des beaux-arts, celui d’Arles  installe une Chambre d’écoute, offrant une programmation permanente d’art sonore et radiophonique. Depuis peu on voit fleurir des expériences de “dômes d’écoute” et des “parcours d’écoute sous casque”. Certains festivals de cinéma comme Lussas ou Douarnenez proposent timidement une programmation de pièces sonores ou de montages au public, mais ces expériences restent encore sporadiques et timides, tandis que le cinéma, depuis longtemps industrie selon le mot de Malraux, a conquis les salles, les foules, la mémoire, en colonisant la culture.

C’est à ce mot précieux mais en réalité peu usité d’acousmatique, à l’extension socio-économique fragile, mais d’une puissance poétique inentamée que la Revue TK-21 dirigée par Martial Verdier, consacre son numéro d’avril 2024. Outre un entretien filmé avec son inventeur, l’écrivain, typographe, sémiologue Jérôme Peignot (1), il donne la parole à des figures historiques de la musique acousmatique, parmi lesquelles Michel Chion, Denis Dufour, le duo Kristoff K. Roll, Frédéric Aquaviva, Brunhild Meyer Ferrari, ainsi qu’à quelques artistes plus jeunes. La question du Hörspiel surgit avec Luc Ferrari et son oeuvre multidimensionnelle. On regrettera cependant que cette dimension radiophonique, dont la contribution à la naissance d’un art acousmatique est pourtant essentielle, soit peu abordée par ce numéro. Un oubli qui sera réparé dans un numéro suivant, nous promet l’éditeur, qui compte visiblement revenir sur le sujet. L’autre bonne nouvelle est que tous les numéros de Tk-21 sont accessibles en ligne gratuitement. Le numéro 152 est là.

 

(1) Jérôme Peignot est le neveu de Colette Peignot, femme de lettre connue sous le nom de Laure qu’il publiera à titre posthume en 1971.