Nuit d'écoute avec Judith Bordas – Phonurgia Nova
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Nuit d’écoute avec Judith Bordas

Nuit d’écoute avec Judith Bordas

Depuis 2011, les Nuits de la radio de la SCAM proposent à des autrices et auteurs de l’audio de différentes générations, de revisiter l’histoire des ondes. Construite cette année autour des thèmes de la disparition et des rituels funéraires, la création de l’autrice sonore, dramaturge, et plasticienne Judith Bordas s’inscrit dans le cadre de cette collection unique de galaxies sonores  composées à partir d’une mémoire radiophonique revisitée.

Créée à Paris en juin 2023, Les morts ne l’entendent pas de cette oreille est le fruit d’une telle immersion. Mais l’exercice virtuose de montage d’archives auquel la SCAM convie des auteurs de talent, est ici sublimé par Judith Bordas qui a fait naître une véritable oeuvre personnelle, une oeuvre-univers, assumant pleinement la part subjective de ce voyage dans le temps des voix qui se sont tues.

Les morts ne l’entendent pas de cette oreille est désormais en écoute intégrale sur le site de l’INA

Rencontre avec Judith Bordas.

Q — Apparemment l’idée de cette pièce est née de circonstances particulières, presque fortuites ?
JB — « En réalité, elle est née d’une disparition brutale, soudaine. Celle d’un voisin de mon immeuble à Marseille. Quand ce monsieur est mort, ça a été très vite. Une après-midi, deux heures de cérémonie et on n’en parle plus. Deux heures. C’est peu pour parler de quelqu’un. Deux heures, arrivée de la voiture des pompes funèbres, attroupements et chuchotements, embrassades et proposition de mouchoirs compris. Deux heures seulement, du moment où le corps des convives est lesté au sol, ressent une légère sueur froide jusqu’à celui où l’on se dit que ce soir on irait bien boire un coup, qu’il faudrait justement en profiter de cette vie. Deux heures. Des mois après, j’étais toujours en colère et me demandais si on n’aurait pas pu faire mieux ». Ce choc a été mon point de départ.
« En acceptant le projet, j’ai fait ce pari : si je passais assez de temps dans les archives, j’allais rencontrer des personnes qui, comme moi, s’étaient senties démunies devant de telles disparitions, avaient pris le parti d’en rire, ou avaient inventé d’autres manières de faire rite. Nous allions trouver ensemble des solutions pour mon voisin. C’était mon point de départ : avancer avec des voix fantômes pour aider un “nouveau venu” à faire sa place. Je tenais là l’idée de cette création : proposer un rite collectif d’écoute, en forme d’oraison, tissé de trajectoires inconnues. J’ai toujours été frappée de ce que radio – et plus précisément l’enregistrement des voix du réel – a ce pouvoir de rendre minuscule la distance entre des récits jumeaux, des existences fraternelles ou sororales. Une personne, en un lieu qui nous est inconnu, pour des raisons qui nous échappent, a prononcé un jour nos mots. Pile nos mots. Ceux qui nous ont manqué au moment où on les cherchait. La radio hasarde dans le silence d’autres voix que les nôtres et souvent, par un heureux concours de circonstances, comble nos silences. On ouvre incidemment le poste de radio alors que nous sommes en train de faire la cuisine et on tombe sur nous même. Ou sur une autre version de nous-même, intonation, accent, de provenances différentes mais semblables par des chemins de pensées connus. La radio est un formidable outil de consolation et de rencontre. L’autrice Ryoko Sekiguchi l’exprime merveilleusement : “La voix (enregistrée) trouble la temporalité car elle est condamnée à rester au présent pour toujours” (in La voix sombre). Ce présent pour toujours est omniprésent quand on arpente les archives de l’INA. Derrière chaque archive, un présent. Intact. Des milliers de présents prêts à redonner à entendre leur véracité. Il suffit d’entendre un enregistrement sonore d’un port marseillais pour en avoir la représentation, d’un vent glacial pour qu’apparaisse des couleurs, des cloches lointaines comme invitation à l’humidité du granit, un grain de voix pour entendre une carrure. On peut “voir” un sourire. D’une manière troublante, l’enregistrement vient attester que quelqu’un était ici, plutôt que là. Qu’une personne a donné un peu de son temps pour livrer de son récit. Et à la réécoute, comme par magie, le corps de cette personne surgit là. Au même endroit. Son empreinte n’a pas bougé. Peut-être aussi parce que la voix est ce qu’il y a le plus proche du souffle et donc de l’essence du vivant ? On y entend l’essentiel d’une personne : une mécanique archaïque logée dans la poitrine qui permet de faire cheminer quelques mots pour dire le monde. C’est pourquoi, les archives de l’INA constituent à mes yeux la plus grande “cité-fantôme” du monde. Y ont trouvé asile les voix de milliers d’inconnu.e.s, qui, un jour, mis en présence d’un micro, ont accepté de répondre : “Oui !”

Avec la documentaliste Amélie Briand Lejeune et les équipes de l’INA, nous avons parcouru 300 émissions, écouté prés de 200 heures de sons, pour n’en garder qu’une infime partie. En raison des contraintes de droits des oeuvres, je devais parfois couper une séquence en plein milieu, car une musique non libre de droit y apparaissait. Cela rendait parfois absurde mon travail de réalisation, mais ce casse-tête m’a aidée à opérer des choix, et à tenter des modes de constructions nouveaux, ce qui fut gratifiant. J’ai été émerveillée par la découverte de ces auteurs et autrices opérant dans le champ du documentaire, de l’essai radiophonique, de la création sonore. J’ai cherché à leur rendre hommage et à ne jamais dénaturer leurs intentions narratives et formelles. Martin Delafosse m’a rejoint pour finaliser le montage et le mixage : il fut ma première “oreille” et ce fut un réel plaisir de discuter avec lui d’un projet qui prenait sens et forme. Le titre (Les morts ne l’entendent pas de cette oreille) est une trouvaille de l’autrice Leila Djitli. Persuadée qu’il s’agissait d’une citation de la philosophe Vinciane Despret nous avons longtemps cherché la référence. Il n’en était rien – et cette fausse évidence nous a paru drôle et à propos : jusqu’à la fin il est possible d’inventer des fausses histoires, fausses pistes et fictions qui peuvent nous sauver.»

Nuit de l’écoute sous casques, 8 juin, 20h30
Une proposition du Musée Réattu en partenariat avec la SCAM, l’INA, le Festival Les Suds à Arles et Phonurgia Nova.

Crédits du programme
Judith Bordas : autrice sonore, dramaturge, plasticienne
Avec le concours de : Amélie Briand-Le Jeune, documentaliste INA
Martin Delafosse, monteur/mixeur
Remerciements : Antoine Chao, Hélène Chaudeau, Charlotte Bienaimé, Jean-Marie Clairambault et tous les membres de la commission sonore de la Scam

Entrée libre mais réservation indispensable auprès du secrétariat du Musée Réattu
au 04 90 49 37 58 ou par mail : reattu.reservation@ville-arles.fr